Entretien avec Marion Brusley
Marion Brusley explore la signification à la fois publique et personnelle d’objets et d’activités empruntés à la culture populaire. Elle les détourne de leur fonction première dans un jeu d’allers-retours entre sens et non-sens.
Pour sa résidence à L’attrape-couleurs, l’artiste a choisi la pratique du canevas, en détournant les images classiques afin de les perturber.
Pour commencer peux-tu me de ton travail dans son ensemble, tes thèmes de prédilection, ton approche ?
D’une manière générale « j’explore » la signification à la fois publique et personnelle d’objets et d’activités empruntés à la culture populaire. Je les détourne de leur fonction première dans un jeu d’allers-retours entre sens et non-sens. Les objets que je détourne sont fabriqués en série. Ils deviennent comme un vocabulaire à partir duquel sont réalisées des pièces sur mesure, à la fois pensés en fonction de l’espace dans lequel ils sont présentés et parfois en fonction de l’action du spectateur.
Ces objets sont pour certains parfaitement identifiés et pour d’autres au contraire complètement énigmatiques. Je pense à ta série d’objets trouvés dans la rue que tu as agrandis
Oui il s’agit d’une collecte de résidus, qui sont aussi des objets faits en série, donc destinés pour le plus grand nombre mais dont je ne connais pas la fonction. C’est à partir de cette non-définition que le projet est né. J’ai voulu leur donner une fonction tout en gardant cette indétermination. L’aspect fabriqué en série m’a vraiment intéressé parce qu’ils ont sûrement été produits en des millions d’exemplaires, il peut s’agir par exemple de composants pour les téléphones portables, donc peut-être que tout le monde les utilise, mais lorsqu’on les regarde nous n’avons quasiment aucune idée de ce à quoi ils peuvent servir. Quand je les trouve ils sont à l’état de résidu, en plastique. Ils sont donc quasiment indétériorables, pérennes en quelque sorte, et en même temps ils sont totalement éphémère, ce sont des pièces qui ont nécessité beaucoup d’énergie et d’ingéniosité pour être fabriquée mais peut-être que le mois prochain on passera à un nouveau téléphone portable et que du coup certaines pièces seront vouées à disparaître.
Pour cette résidence d’été à L’attrape-couleurs tu as choisi de travailler autour de la pratique du canevas. Comment t’es venue l’idée et qu’as-tu envisagé pour ce projet ?
En fait c’est ma première résidence et je me suis demandée comment ça fonctionnait, je savais que j’allais passer pas mal de temps toute seule. Du coup j’ai réfléchi au fait de se trouver dans un espace sans énormément de moyens et à la question de la productivité, qu’est-ce qu’on crée, qu’est-ce qu’on y fait ? Je me suis intéressée à des activités populaires que l’on fait quand on s’ennuie, les loisirs tout simplement. J’ai opté pour le canevas, ces toiles imprimées sur lesquelles sont figurées des images sublimées, des scènes de vie idylliques, des amours.
Très daté visuellement et historiquement
Oui c’est plutôt une activité populaire que l’on associe à nos grands-mères. C’est un objet fabriqué en série et ce qui m’intéresse c’est son caractère archétypal, le fait que ce soit un model d’idéalisation, le reflet de désirs mais produit à la chaîne. L’idée m’est venue peu de temps avant d’arriver ici. J’ai effectué un déménagement sur Lyon et il s’agissait de l’appartement d’une vieille dame qui possédait des canevas.
Il y a aussi cette idée d’accomplissement pour la personne qui le fait, le fait d’arriver à produire quelque chose de beau que l’on va accrocher, à la manière d’un artiste, alors qu’aucune part n’est laissée à l’imagination ou l’initiative. Ça me rappelle les Numéro d’Art quand on était petit, ces tableaux à peindre avec des cases où un chiffre correspond à une couleur
Oui il y a une certaine fierté qui en ressort, alors qu’au final des tas de gens vont passer du temps chez eux à réaliser exactement la même image. Il y a ce côté décalé par rapport à la réalité, les paysages urbains ou naturels ne correspondent pas à la réalité, normalement il y a toujours un panneau qui vient interférer, des déchets, etc. J’ai donc voulu les détourner en y ajoutant des éléments plus sombres ou plus inquiétants, de manière à opérer un décalage un peu critique d’un point de vue social, politique ou environnemental. Je les conçois plus comme des objets que comme des images, peut-être parce que c’est en trois dimensions, qu’il y a cette relation au corps. Habituellement je ne travaille pas à partir d’images, dans le sens deux dimensions. Les canevas je les conçois plutôt comme une globalité, une activité physique. Aussi c’est quelque chose d’assez féminin, même si tout le monde peut le faire.
Cette identification à une pratique féminine c’est quelque chose auquel tu as pensé, qui t’as guidé dans ton choix ?
D’abord c’est peut-être lié aux images représentées. Il s’agit de scènes assez naïves, très pures, presque enchantées, la princesse, la danseuse, la cascade, le chaton. Ce sont plein de clichés féminins. C’est aussi sensé embellir une maison, quelque chose de plus doux que l’on regarde, cet aspect décoratif est probablement plus assimilé au féminin, même si ce n’est pas ce que je pense. Et puis il y a aussi l’idée que la broderie est une activité féminine. Du coup le fait d’opérer des décalages plus durs et plus forts ça permet d’avoir une toile de fond pour parler de choses plus actuelles. Et pour le coup des choses « unisexes », pas connotées masculin ou féminin mais qui font partie d’une réalité commune.
On peut citer un exemple de tes détournements, je vois l’image du pape Jean-Paul II là-bas
C’est un canevas que j’ai trouvé sur internet. Il s’agit d’un portrait du précédent pape qui lève le bras d’une façon assez symbolique, entre le salut et la bénédiction. J’ai rajouté des éléments brodés qui sont des logos comme Facebook, Google ou SFR. Je parle de ceux-là en premier par rapport à l’idée d’accéder à la religion et à Dieu, c’est une chose totalement virtuelle et c’est aussi le cas pour les réseaux de communication comme Facebook ou SFR ; Ensuite il y a des logos liés à des grandes sociétés de consommation comme Carrefour ou bien une banque comme HSBC. L’idée est de mettre en parallèle le pouvoir de la consommation avec le pouvoir religieux, c’est-à-dire que l’on croie en quelque chose, on se crée des objets, des besoins, on crée des dépendances et on se projette dans ce choses là. C’est la relation entre pouvoir et croyance avec laquelle j’ai voulu jouer. La religion est un peu une mondialisation avant l’heure si on pense à cette capacité de rassembler autant de gens autour d’une même chose. Et puis on cherche à se rassurer, à appartenir à quelque chose. Le logo renvoie aussi à tous ces symboles visuels dont la religion et le pouvoir sont remplis, ce sont des images abstraites pour des non initiés et à l’inverse chargées de sens et parfaitement identifiables pour les autres. Pour des enseignes comme Carrefour, je me suis dit au début que ça allait être moins pertinent parce que moins virtuel que Facebook par exemple. Mais en fait en y réfléchissant quand on va acheter des légumes dans un supermarché, le réseau entre le producteur et le consommateur est totalement effacé, on ne sait pas à qui on achète ni d’où ça vient. Il y a aussi une critique de la richesse dans ce canevas. La religion et notamment le Vatican regroupe énormément de richesse, c’est aussi une confrontation avec des groupes comme HSBC qui possèdent le pouvoir monétaire.
Comment aimerais-tu présenter ces canevas par la suite ?
D’abord pour bien préciser ma démarche actuelle, parce que j’ai essayé plusieurs choses, j’achète des canevas qui ne sont pas encore brodés, donc où le dessin est visible mais seulement imprimé sur la toile, puis je rajoute des éléments par la broderie. La partie du canevas où je n’interviens pas est laissée vierge, il n’y a donc que la trame produite industriellement, qui se retrouve confrontée à mes ajouts. Ensuite j’envisage mon travail en série, donc une suite de canevas accrochés au mur, sans cadre, en laissant visible sur les côtés la marque du fabriquant, le numéro de série, le titre et le code couleurs qui sont déjà imprimés.
Je sais que tu as eu quelques surprises au départ quand tu as commencé à vouloir t’en procurer
Et bien je suis d’abord allé logiquement dans une mercerie, regarder ce qui se faisait. J’en ai acheté quelques uns et puis rapidement je suis passée par des sites comme Ebay pour une question de prix. Je pensais qu’il s’agissait d’un objet populaire et facile d’accès alors qu’en fait c’est assez cher.
A L’attrape-couleurs il s’agit de ta première résidence, je crois que tu en as déjà deux de prévues pour la suite ?
J’en ai une prochaine de janvier à avril 2012 prévue à l’Espace Croix Baragnon à Toulouse qui est à la fois un centre d’art, une galerie et un espace de résidence qui accueille souvent des jeunes artistes et des binômes jeune artiste/ artiste plus confirmé. Ce sera une résidence avec mon collectif In Out. La deuxième sera à Lille de mai à juin 2012, avec deux autres artistes qui ne font pas partie du collectif mais avec qui je travaille sur ce projet. Ce sera dans le cadre du festival L’Entorse qui mêle l’art et le sport.
Ce collectif In Out en quoi consiste-t-il ?
Nous sommes quatre artistes en tant que membres permanents, trois issus des beaux-arts de Toulouse et une issue des beaux-arts de Monaco, et nous invitons toujours d’autres artistes à participer. Notre objectif est d’investir des lieux d’expositions qui ne sont pas traditionnels, comme les galeries ou les centres d’art, mais plutôt de se diriger vers des nouveaux territoires de création et de penser des pièces en relation avec ces territoires. Nous essayons aussi au maximum d’inclure une diversité de pratiques en intégrant des graphistes, photographes, commissaires, critiques… Nous avons déjà réalisé un évènement à Colomiers vers Toulouse, dans une zone industrielle en face d’une usine de recyclage de déchets. Le site était très éloigné du centre ville, le pari était déjà de faire venir les gens dans un lieu où ils n’avaient pas l’habitude d’aller.
Et pou la suite, en dehors de ces deux résidences ?
Beaucoup d’idées mais tout est encore à l’état de projets.
Propos recueillis par Aurélien Pelletier